Dans un paysage économique en constante mutation, le droit de la concurrence se réinvente pour répondre aux défis du monde numérique, des monopoles technologiques et des pratiques commerciales innovantes. En 2025, les régulateurs européens et français ont considérablement renforcé leur arsenal juridique face aux géants économiques et aux nouvelles formes d’abus de position dominante. Plongée dans un cadre réglementaire qui façonne désormais les stratégies des entreprises et redéfinit les contours du marché.
L’évolution du cadre législatif européen et son impact sur le droit français
Le droit de la concurrence en 2025 s’inscrit dans la continuité des réformes amorcées par l’Union Européenne depuis le début des années 2020. Le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), pleinement opérationnels aujourd’hui, ont transformé radicalement l’approche réglementaire des marchés numériques. Ces textes, initialement conçus pour discipliner les GAFAM, ont étendu leur emprise à l’ensemble des acteurs économiques dominants, y compris dans des secteurs plus traditionnels.
En France, l’Autorité de la concurrence a été dotée de nouveaux pouvoirs d’investigation et de sanction. Le législateur français a notamment adopté en 2024 la Loi de Régulation Économique Avancée (LREA) qui renforce considérablement les moyens d’action des autorités face aux pratiques anticoncurrentielles. Cette loi introduit notamment le concept de « présomption de dominance systémique » permettant d’intervenir plus rapidement contre les acteurs dont la position de marché est susceptible de déséquilibrer tout un écosystème économique.
La transposition des directives européennes a par ailleurs conduit à l’harmonisation des procédures de contrôle des concentrations, avec l’introduction d’un mécanisme de « contrôle ex post » permettant aux autorités de démanteler des opérations déjà réalisées si celles-ci s’avèrent préjudiciables à la concurrence effective sur le marché.
Les nouvelles formes d’abus de position dominante à l’ère numérique
L’année 2025 marque un tournant dans la caractérisation des abus de position dominante. Les critères traditionnels fondés sur les parts de marché ont été complétés par une approche plus nuancée intégrant la notion de « pouvoir de marché numérique ». Cette évolution permet de prendre en compte l’effet de réseau, la maîtrise des données et le contrôle des infrastructures essentielles comme facteurs déterminants de domination.
La jurisprudence récente de la Cour de Justice de l’Union Européenne a consacré le principe de « l’abus par algorithme », reconnaissant que les systèmes automatisés de tarification ou de référencement peuvent constituer des pratiques anticoncurrentielles même en l’absence d’intention explicite. L’affaire RetailTech c. Commission (2024) a ainsi établi qu’un algorithme de prix conçu pour s’aligner systématiquement sur les concurrents tout en maintenant une marge minimale constituait une forme moderne d’entente.
Les pratiques d’auto-préférence des plateformes numériques sont désormais strictement encadrées. Le Conseil de la concurrence français a récemment condamné plusieurs marketplaces à des amendes record pour avoir favorisé leurs propres produits au détriment des vendeurs tiers. La notion d’équité algorithmique est devenue centrale dans l’analyse des pratiques commerciales en ligne.
Les spécialistes du droit économique contemporain s’accordent à dire que cette évolution juridique était nécessaire pour adapter le cadre réglementaire aux réalités du commerce moderne, où la domination ne s’exerce plus uniquement par les prix mais également par le contrôle des interfaces et des données.
La régulation des données comme nouveau pilier du droit de la concurrence
En 2025, le contrôle des données massives (big data) est définitivement reconnu comme un enjeu majeur de concurrence. Le Règlement sur les Marchés de Données (Data Markets Regulation) adopté en 2023 impose désormais des obligations de partage de certaines catégories de données considérées comme des « facilités essentielles numériques » pour permettre l’émergence de nouveaux entrants.
Cette approche, qualifiée de « concurrence par la donnée », représente un changement de paradigme important. Les entreprises détenant des positions dominantes fondées sur l’accumulation de données doivent désormais justifier régulièrement devant les autorités de régulation que cette accumulation ne constitue pas un obstacle à l’innovation et à la concurrence effective.
Le concept de « données d’intérêt général » a fait son apparition dans la législation française, permettant aux autorités d’imposer le partage de certaines informations stratégiques dans des secteurs comme la santé, les transports ou l’énergie. Cette notion s’inspire directement des principes d’accès aux infrastructures essentielles développés dans les industries de réseau traditionnelles.
La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) collabore désormais étroitement avec l’Autorité de la concurrence au sein d’une cellule commune d’analyse des marchés numériques, illustrant la convergence croissante entre protection des données personnelles et préservation d’une concurrence saine.
Les sanctions et les remèdes innovants dans l’application du droit de la concurrence
L’arsenal répressif s’est considérablement diversifié depuis 2023. Au-delà des amendes traditionnelles – dont les plafonds ont été relevés à 20% du chiffre d’affaires mondial pour les infractions les plus graves – les autorités disposent désormais d’un éventail de remèdes structurels et comportementaux plus sophistiqués.
Les injonctions algorithmiques permettent aux régulateurs d’exiger la modification des systèmes automatisés de décision utilisés par les entreprises. Dans plusieurs cas récents, l’Autorité de la concurrence a imposé l’ouverture des « boîtes noires » algorithmiques à des auditeurs indépendants pour vérifier l’absence de biais anticoncurrentiels.
Le droit à l’interopérabilité est devenu un levier majeur d’intervention. Les entreprises en position dominante peuvent désormais se voir contraintes d’ouvrir leurs interfaces de programmation (API) pour permettre à des services tiers de fonctionner avec leurs écosystèmes. Cette approche a notamment été mise en œuvre dans le secteur des applications de mobilité et des services financiers.
La procédure d’engagements s’est également modernisée avec l’introduction des « engagements dynamiques », permettant aux autorités d’ajuster les obligations imposées aux entreprises en fonction de l’évolution des marchés, sans nécessiter l’ouverture d’une nouvelle procédure. Cette flexibilité répond à la volatilité accrue des environnements économiques numériques.
L’internationalisation du droit de la concurrence et les enjeux de souveraineté
Face à la mondialisation des échanges et à la dimension transnationale des plateformes numériques, 2025 voit émerger une tentative de coordination internationale renforcée. Le Réseau International de la Concurrence (ICN) a adopté en 2024 un ensemble de principes communs pour l’analyse des marchés numériques, marquant une volonté d’harmonisation des approches réglementaires.
Cependant, des tensions persistent entre les différentes conceptions du droit de la concurrence. L’approche européenne, davantage centrée sur la protection du processus concurrentiel et la structure des marchés, continue de se distinguer de l’approche américaine, plus focalisée sur l’efficience économique et le bien-être du consommateur à court terme.
La souveraineté numérique est devenue un élément central du débat. Le législateur français a introduit en 2024 un dispositif de contrôle des investissements étrangers spécifiquement adapté aux enjeux de concurrence, permettant de bloquer certaines acquisitions susceptibles de créer des positions dominantes difficilement régulables par la suite.
Les autorités françaises et européennes ont par ailleurs développé une doctrine d’« autonomie stratégique concurrentielle » qui vise à préserver les conditions d’une concurrence effective tout en permettant l’émergence de champions européens capables de rivaliser avec les géants américains et asiatiques. Cette approche se traduit notamment par un assouplissement des règles d’aides d’État dans certains secteurs stratégiques.
Les défis émergents : économie des plateformes et intelligence artificielle
L’économie des plateformes continue de poser des défis considérables aux régulateurs. En 2025, la question de la requalification des relations entre plateformes et prestataires indépendants est au cœur de plusieurs contentieux majeurs. La Cour de cassation a récemment reconnu l’existence d’un « lien de dépendance économique » justifiant l’application de certaines protections du droit de la concurrence, même en l’absence de lien de subordination au sens du droit du travail.
L’intelligence artificielle générative soulève également des questions inédites. L’utilisation de modèles d’IA entraînés sur des données massives pour créer des services concurrents à ceux des fournisseurs de ces données a donné lieu à plusieurs plaintes pour « appropriation concurrentielle déloyale ». Les tribunaux commencent tout juste à élaborer une jurisprudence sur ces questions à la frontière du droit de la propriété intellectuelle et du droit de la concurrence.
Le Règlement européen sur l’Intelligence Artificielle, entré en vigueur en 2024, intègre des dispositions spécifiques visant à prévenir la formation de monopoles technologiques fondés sur le contrôle exclusif de modèles d’IA particulièrement performants. Ces dispositions prévoient notamment des obligations de documentation et de transparence accrues pour les systèmes considérés comme « d’importance systémique ».
Enfin, la concurrence fiscale entre États fait l’objet d’une attention renouvelée de la part des autorités. La mise en œuvre de l’accord international sur l’imposition minimale des multinationales a conduit à repenser certains aspects du contrôle des aides d’État, avec une vigilance accrue sur les régimes fiscaux préférentiels susceptibles de fausser la concurrence au sein du marché unique.
En 2025, le droit de la concurrence se trouve à la croisée des chemins, entre adaptation aux réalités économiques contemporaines et préservation de ses principes fondamentaux. L’équilibre entre innovation et régulation, entre efficience économique et pluralisme des acteurs, reste délicat à trouver. Les autorités françaises et européennes ont fait le choix d’une approche proactive, considérant que dans un monde économique en transformation rapide, la préservation d’une concurrence effective nécessite des outils juridiques sans cesse renouvelés. Cette évolution témoigne de la vitalité d’un droit en perpétuelle réinvention face aux défis de son temps.